Pour présenter ma conception de la déontologie je vais ici parler, (λογοσ) de ce qu’il est convenable et opportun de dire ou de faire comme il faut (δέον, οντος (τὸ)). Conjoindre ces deux mots deonta et logos c’est proprement re-former l’étymologie du mot déontologie tel que forgé par Jérémie Bentham. Si les premières notes de ce savant jurisconsulte anglais ont été rédigées vers 1814 (1) la notion est traitée principalement dans deux ouvrages. (2)
La référence révérencieuse à ce jurisconsulte anglais est une incontournable de tout topo traitant de la déontologie alors même que la signification de ce mot a, en presque deux siècles, pris son envol et se soit éloigné de son acception initiale. Dans son Chrestomathia cet auteur distingue entre déontologie et éthique : « La distinction entre ces deux branches consiste dans la nature de la faculté à laquelle s'adresse le discours. La Déontologie cherche à influer sur la volonté ; l'Éthique exégétique ne fait qu'instruire l’esprit. Le mot Déontologie (de λογοσ : ce qu’il faut faire et de δέον : discourir) désigne donc l'indication de ce qu’il convient de faire. L'emploi d’un pareil terme, si jamais il devient général, semble devoir être suivi d’importants avantages dans toutes les parties du champ de l’Éthique, dans la Politique surtout, tant intérieure qu’extérieure, où l'on a trop souvent confondu ce qui se fait a de certaines occasions avec ce qui doit se faire dans des cas pareils. »
Dans le second ouvrage, Déontologie, ou Science de la morale, Bentham cherche plutôt à distinguer droit et déontologie. Il considère « la Déontologie ou morale privée comme la science du bonheur fondée sur des motifs extra-législatifs, …» (3) encore, précise t’il quelques pages plus loin : « déontologie, ou science de ce qui est bien. » Cependant, la conception moderne ne le trahit pas vraiment puisqu’il affirmait : « Éclairé par le principe déontologique, le domaine de l'action va prendre un nouvel aspect. … la règle du devoir deviendra d'un facile usage… », « … domaine déontologique, où l'on s'occupe principalement d’une répartition convenable des obligations. La Déontologie s’efforce de donner à l'obligation l'efficacité de l’action ; et là où différentes obligations se contredisent, elle détermine laquelle doit prépondérer. » Efficacité de l’action, relevait Bentham en 1834, en 2011— un exemple — le Conseil Européen des Ordres des Médecins regarde la Déontologie comme « l'action concrète codifiée, inspirée de la pensée morale » en quoi il la distingue de ce qui relève de « l’Éthique, la pensée morale qui sous-tend l’action.» (4)
Il ne saurait d’avantage être question dans ce topo de s’aventurer sur les suites philosophiques de ce concept, ce qui nous entraînerait vers Kant, Foucauld, Ricoeur et tant d’autres … Pour rester utilitariste — s’il est possible d’utiliser ici ce terme après avoir cité Bentham — il suffit de constater qu’aujourd’hui la déontologie est regardée principalement comme professionnelle ; le présent topo s’y cantonne, c’est d’ailleurs en tant que telle qu’elle a inspiré cette page.
Globalement, aujourd’hui, les auteurs et les dictionnaires regardent la déontologie comme l’« Ensemble de règles de bonne conduite, de morale appliquée » étant aussitôt précisé qu’est essentiellement visée une morale professionnelle (5). Si le terme déontologie renvoie principalement à l’exercice d’une profession il peut concerner d’autres types d’activités. Par exemple, le règlement du Sénat dans sa rédaction issue d'une résolution adoptée le 6 juin 2018 relative aux obligations déontologiques et à la prévention des conflits d'intérêts des sénateurs comporte un chapitre XXV intitulé « Obligations déontologiques » sanctifié par le Conseil constitutionnel 6. Ces considérations sont bien synthétisées par André Lalande dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie : « Ce mot ne s’applique pas à la science du devoir en général, au sens kantien : il porte au contraire avec lui l’idée d’une étude empirique de différents devoirs, relative à telle ou telle situation sociale. Il est particulièrement employé en français dans l’expression déontologie médicale (théorie des devoirs professionnels du médecin). (7)
L’existence de tels devoirs est ancienne. Par exemple, la pratique de la médecine est régie dès 1752 av. J.C. par le code d’Habourabi, certes plus pénaliste qu’éthique. Autrefois, les serment prêtés par les étudiants en médecine ou les médecins étaient multiples et variés selon leur Faculté. Parmi les plus célèbres figurent le Serment d’Hypocrate daté autour de 440-360 av. J.-C. et toujours actif, au XII° siècle, la prière dite de Mainonide, au VII° siècle le serment d’Assaph, au XVI° le serment d’Abattus Lisitanus. (8) Pour d’autres activités, sans remonter aux règlements des métiers analysés par E. Boileau (9) quelques textes datant de la période révolutionnaire étaient dispersés, désordonnés et, étant d’accès mal aisé, d’observance plutôt souple. (10)
Plus récemment le Conseil d’État a considéré qu’au delà de la stricte lecture du code de déontologie, les principes déontologiques fondamentaux s’imposent aux professionnels, au cas d’espèce le respect de la personne humaine alors même qu’à l’époque des faits le Code de déontologie ne réprimait pas ce qui était reproché au médecin. (11)
Depuis quelques années la tendance est à rassembler ces devoirs professionnels sous forme de codes. Ces codes doivent avoir pour effet d’énoncer les principes et devoirs professionnels permettant le bon exercice des fonctions et s'appliquent en toutes circonstances aux professionnels qu’ils visent. Par exemple l’ordonnance n° 2022-544 du 13 avril 2022 relative à la déontologie et à la discipline des officiers ministériels citée en note 10 ci-dessous prévoit dès l’art.2 : « Un code de déontologie propre à chaque profession est préparé par son instance nationale et édicté par décret en Conseil d’Etat.»
Cependant les sources d’obligations déontologiques sont encore diverses.
Quelques auteurs s’interrogent sur la valeur juridique de ces codes. Aucune hésitation n’est permise lorsque le législateur ou l’autorité réglementaire a prévu des sanctions, tels les codes des professions organisées en ordres : leurs manquements sont sanctionnés par des Chambres disciplinaires qui sont des instances juridictionnelles relevant, sauf exception, de l’ordre des juridictions administratives. Les sanctions que celles-ci peuvent prononcer vont de la réprimande (20) à la radiation. Pour ceux-là la déontologie « qui a pour fondement majeur l’éthique, permet manifestement ce passage de l’éthique au droit » (21). Tant le juge judiciaire que le juge administratif s’en sont emparés, ce dernier bien évidemment, puisque les chambres disciplinaires de ces ordres sont des juridictions administratives.
La Cour de cassation reconnait que la méconnaissance des dispositions d’un code de déontologie peut être invoquée par une partie à l'appui d'une action (22) au moins lorsque ce code émane de l’autorité réglementaire.(23)
Pour les codes volontaires je n’ai pas trouvé de jurisprudence, faute, peut être d’être peu familier de la recherche civiliste. Cependant leur existence participe à l’empilement de codes ou de recueils déontologiques qui pèse sur le praticien. Par exemple les médecins prêtent le serment d’Hypocrate, sont soumis au code de déontologie médicale et à la déclaration de Genève également intitulée Serment du médecin laquelle est annexée au dit code.
Je reviens en guise de conclusion à l’interpellation initiale : à quelle déontologie se rendre ? Mais à plusieurs, pardi !
À titre personnel, en tant que retraité de la fonction publique d’État je reste soumis aux dispositions de la loi précité n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires, en tant que membre d’une association de médiateurs je suis engagé à respecter le Code national de déontologie du médiateur rédigé par le Rassemblement des organisations de la médiation, en tant que je mène des médiations ordonnées ou prescrites par le tribunal administratif je dois respecter la Charte éthique des médiateurs dans les litiges administratifs rédigée par le Conseil d’État laquelle énonce les principes et obligations d'ordre déontologique qui s’imposent à eux et précise les bonnes pratiques propres à en assurer le respect. Cet empilement ne constitue pas ce genre de « fardeau qui brise vos épaules et vous penche vers la terre ». Il mérite cependant quelqu’attention puis qu’in fine tout reste affaire de conscience, ce en quoi, cher Bentham, il me semble bien malaisé en pratique de séparer morale, éthique et déontologie.
1.↑ cf. Le compte rendu donné par Christian Laval de la nouvelle édition de Déontologie ou science de la morale, revu, mis en ordre et publié par John Bowring, traduit sur le manuscrit par Benjamin Laroche, publié en 1834, par les éd. François Dagognet, Encre marine, 2006 ; https://doi.org/10.4000/etudes-benthamiennes.172
2.↑) « Chrestomathia » 1817 ; « Ethics has received the more expressive name of deontology » 1834.
3.↑)Toutes les citations suivantes sont tirées de « Déontologie, ou Science de la morale. [Volume 1] / ouvrage posthume de Jérémie Bentham ; revu, mis en ordre et publié par John Bowring ; trad. sur le ms. par Benjamin Laroche. 1834. consultable sur le site de la BNF.
4.↑ CEOM, Recommandations Déontologiques, consultées sur le site de ce Conseil.
5.↑Cf. dictionnaire de l’Académie française, 9° éd. , la première a avoir admis le mot déontologie.
6.↑C.C. décision n° 2018-767 DC du 5 juillet 2018.
7.↑Consulter sur internet Archive.
8.↑ Docteur I. Simon, Le "Serment médical" d'Assaph, médecin juif du VIIe siècle avec une étude comparative du serment d'Hippocrate, de la "Prière médicale" de Maïmonide et du "Serment de Montpellier », Revue d'histoire de la médecine hébraïque », n° 9, juillet 1951 ; Communication de Gabriel Desserres « Le serment d’Hypocrate, qu’en reste t’il à l’heure actuelle ? In Mémoires de l’Académie des sciences, belles lettres et arts de Lyon, pour l’année 1987 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9750064t/f)
9.↑Boileau, Étienne, Les métiers et corporations de la ville de Paris. XIIIe siècle. Le Livre des métiers. Publié par René de Lespinasse et Fançois Bonnardot. Paris,1879
10.↑Cacophonie illustrée par l’article Préambule à l’ord. n° 45-1418 du 28 juin 1945 relative à la discipline des notaires et de certains officiers ministériels, abrogée par Ord. n°2022-544 du 13 avril 2022.
11.↑ C.E., 2 juillet 1993, n°124960.
12.↑C.C., Décision n° 2022-1019 QPC du 27 octobre 2022
13.↑Par exemple : Décret n°80-217 du 20 mars 1980 portant code des devoirs professionnels des architectes et figurant à la rubrique « Codes » de Légifrance ; les codes de déontologie des professions médicales portés par le code de la santé publique ou le Code de déontologie vétérinaire. (art. R.242-32 à R.242-84 du Code rural et de la pêche maritime.
14.↑ Art. 20-2 de la loi organique no 94-100 du 5 février 1994 ; http://www.conseil-superieur-magistrature.fr/sites/default/files/atoms/files/csm_recueilobligationsdeontologiques.pdf
15.↑Art. L131-4 du code de justice administrative issu de la L. n°2016-483 du 20 avril 2016.
16.↑ À consulter sur la page dédiée.
17.↑Décret n° 2008-967 du 16 septembre 2008 fixant les règles de déontologie propres aux praticiens des armées.
18.↑http://abf.asso.fr/1/22/900/ABF/l-abf-met-a-jour-le-code-de-deontologie-des-bibliothecaires
19.↑Aubry, Christine, Claudie Beck, et Anne Marie Benoit. « Vers un code de déontologie à l'usage des professionnels de l'information du monde de la recherche ? », Documentaliste-Sciences de l'Information, vol. 43, no. 2, 2006, pp. 132-135.
20.↑Art. 53, Ord. n° 45-2138 du 19 septembre 1945 portant institution de l'ordre des experts-comptables.
21.↑Feuillet le Mintier, Brigitte, « Internormativité et production de la norme éthique en matière médicale », http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/view/internormativit-et-production-de-la-norme-thique-en-matire-biomdicale-le-comit-international-de-biothique-de-lunesco-et-le-comit-directeur-pour-la-biothique-du-conseil-de-leurope-instances-productrice/
22.↑Cf. entre autres : Cas. Civ. 1° 18 mars 1997, 95-12.576 ; Cas. Civ. 1° 6 février 2019, 17-20.463 ; C.A. Paris, 15 octobre 2020, 19/186327 ; Cas. Crim. 6 février 2019, 17-20.463
23.↑Cf. l’art. L.141-1 code de la sécurité intérieure et Cas. Crim. 12 juillet 2022, 22-90.011